Questioning Justice
Questioning Justice
2021/22
Ce n'est pas tous les jours que je suis encouragé dans ma critique du fonctionnement de la justice. Jamais, je n'oublierai les mots courageux venant d'un coin inattendu. Le regretté Patrick Duinslaeger, procureur général près la Cour de cassation (belge), décédé en 2016, a surpris avec sa (première et immédiatement avant-dernière) Mercuriale de 2014, dans laquelle toute personne en quête de " justice " devrait trouver soutien et espoir :
"... nous devons considérer ces critiques comme des baromètres de la confiance du justiciable et du citoyen en l’institution. Cette confiance en la Justice constitue en effet une pierre angulaire fondamentale de la démocratie et est un des éléments essentiels de l’État de droit.
Face à ces critiques, nous ne pouvons donc pas adopter une attitude d’indifférence, d’immobilisme, de découragement ou d’apitoiement. Au contraire, nous devons considérer ces critiques comme des catalyseurs possibles pour aller vers le changement et la modernisation.
Toutefois, si nous constatons et devons admettre que certaines critiques sont fondées, ne devons-nous pas aller plus loin encore?
Ne devons-nous pas alors, pour permettre à l’institution de la Justice d’en finir avec ce passé, de prendre un nouveau départ et de se diriger résolument vers l’avenir, assumer nos responsabilités, reconnaître nos erreurs du passé et promettre de nous corriger?
Et ne devons-nous pas, sans aucune réserve ou retenue, présenter nos excuses à ceux qui par le passé ont été victimes des défaillances de notre système judiciaire?
De telles excuses ne constituent pas un aveu de faiblesse, mais plutôt un signe de courage et aussi d’humilité et de réalisme, de volonté de s’améliorer et d’espoir placé dans l’avenir."
(Mercuriale p. 7- 8)
A juste titre, le Batonnier Patrick Henry qualifiait cette Mercuriale de "spectaculaire" car ce fut (enfin) "la Justice qui vient de se remettre en question" (Blog de Patrick Henry du 04 09 2014).
Votre #justicewatcher n’est donc pas un "pou dans la peau de la justice".
Pas tant parce que cette peau est dépassée, et n'est plus en hermine mais en lapin, que les poux rongent plus facilement.
Mais parce qu'un pou détruit. J'ai passé - au contraire - toute ma vie à essayer de construire la justice. Si j'écris de manière critique sur ce qui ne va pas, c'est précisément pour encourager cette entreprise humaine, cette aventure audacieuse, cette quête éternelle de justice.
Encore le regretté Patrick Duinslaeger :
"Une approche critique est non seulement particulièrement bienvenue, elle est aussi nécessaire, indispensable et essentielle du point de vue du contrôle démocratique du fonctionnement de la Justice: il suffit que cette critique soit ou pourrait être fondée et justifiée pour nous inciter à continuer la réflexion, voire à effectuer un examen de conscience.
Les critiques et encore plus la manière dont la Justice y répond ou y réagit sont aussi essentielles pour l’avenir: la manière dont est perçu le fonctionnement de la Justice participera sans aucun doute à l’attrait de la fonction de magistrat et influencera donc le recrutement, ainsi que le fonctionnement et la qualité de la Justice de demain." (Mercuriale p. 8)
C'est avec cet encouragement de ce grand magistrat que j'ai ajouté à mon livre 'La force de la justice. Plaidoyer pour une Justice plus juste' un post-scriptum (p. 271 - 273) : une " demande de pardon”.
Il s’agit - comme trop souvent dans nos cours et tribunaux - d’un monologue, que je reprends ici. Un jour - je l’ai promis - il se transformera en pièce de théâtre, afin de mieux faire vivre cet exercice si humain, au-delà du juridiquement impossible: une justice d’humilité et de tendresse.
Osons la tendresse, ayons ce courage, c’est tout le message de mon livre ‘La force de la justice. Plaidoyer pour une justice plus juste’, dont vous lisez ici la fin (*)
Post-scriptum. Pardon pour tout
Pardon à vous, qui êtes un jour venu chercher justice chez moi...
Cher citoyen,
J’ai failli, moi aussi.
Aujourd’hui, cela fait cinq ans déjà que je ne siège plus dans cette belle salle d’audience aux briques d’une chaleureuse couleur rouge jaune. Je n’ai plus de jugement à formuler à votre propos, là-bas, le long de l’eau et des roseaux, sous les branches qui se balancent au-dessus de la verrière. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, nos rapports ont changé. Je suis désormais « juge de paix honoraire », mais ce titre ne signifie pas grand-chose. Je ne suis plus du tout magistrat. Je n’ai plus aucun jugement à formuler.
Aujourd’hui, enfin, c’est vous qui me jugez et qui jugez ce que j’écris, sur Twitter, dans les colonnes des journaux, et maintenant dans ce livre. C’est un juste retour des choses qui recèle une part de sagesse. J’ai inversé les rôles. Je voudrais savoir quel jugement vous portez sur le juge de paix d’autrefois. Vous ai-je compris ? Vous ai-je déçu ? Vous ai-je causé de l’injustice ? Vous ai-je expliqué pourquoi j’avais pris telle décision plutôt qu’une autre ? Ai-je résolu une partie des problèmes que vous êtes venu me soumettre ?
Je vous demande donc pardon, sans ironie, sans cynisme. Je le pense vraiment : pardon.
Pardon pour toutes les fois où j’ai cru, à tort, vous comprendre. Pardon pour toutes les fois où j’ai cru faire justice mais où je me suis trompé. Pardon pour tous les jugements où j’ai davantage expliqué ma décision pour moi-même et pour votre avocat que pour vous. Pardon d’avoir cru à ma propre vérité. Pardon pour les nombreux jugements qui n’ont rien résolu.
Pardon aux plus jeunes d’entre vous, entendus à huis clos dans mon bureau. Parce que même si j’avais préparé un coca ou un jus de fruits, le moment demeurait bien trop imposant.
Pardon aux plus âgés d’entre vous, alités dans une chambre d’hôpital. Certains pour quelques jours seulement, ou pour quelques heures, certains dans le coma. Parce que les mots justes m’ont souvent manqué, face à vous et à votre famille.
Pardon aux malades dans cette salle d’audience, une salle qui ressemblait parfois à un cabinet de médecin. Pardon de vous avoir fait patienter si longtemps et si nombreux dans la file d’attente.
Pardon à tous ceux qui étaient accablés par la fatigue, toussant, éternuant, reniflant. Vous aviez les yeux cernés, la peau livide. Vous étiez pliés en deux en attendant votre tour, et aviez du mal à saisir votre nom lorsque le greffier faisait l’appel.
Pardon à vous qui vous avanciez péniblement, votre convocation à la main. Les yeux fixant le bout de vos chaussures usées au lieu de soutenir mon regard. Demandant « pourquoi », mais sans mots, rien qu’avec un regard vide me disant que vous n’attendiez pas de réponse.
Pardon pour les fois où, au moment de prendre congé, je vous ai dit : « Allez maintenant chez le médecin. » Pardon pour la pauvreté qui vous rend malade. Pardon pour la maladie qui vous rend pauvre. Parce que vous n’aviez pas les moyens de vous faire soigner. Et lorsque vous n’en pouviez plus, vous alliez aux urgences. Et si vous ne payiez pas, vous étiez reconvoqué chez moi, pour cette facture impayée. Et vous étiez reparti pour un tour de Justice.
Pardon pour la procédure que vous ne compreniez pas. Pardon de n’avoir pas eu le temps d’expliquer ce que même après cinq années d’université, les juristes ne comprennent pas toujours.
Pardon pour le fait que même le site web de la justice de paix était trop compliqué. Pardon pour le fait que votre connexion internet ait été coupée. Pardon pour le fait que pour cette facture aussi, vous ayez été convoqué. Pardon pour le fait qu’à cause de cela, vous étiez en incapacité de travail. Pardon pour le fait que vous ayez été licencié juste à ce moment-là. Pardon pour le manque de patience de l’huissier de justice. Pardon pour cette petite facture qui finit par représenter le montant de votre revenu de remplacement. Pardon pour le fait que vous ne pouviez plus vous en sortir. Pardon pour les disputes domestiques qui faisaient votre quotidien. Pardon pour le fait que votre partenaire n’ait plus pu le supporter. Pardon de vous avoir expulsé de chez vous. Pardon pour le fait que vous ne voyiez presque plus vos enfants.
Pardon pour les enfants. Pardon de ne pas les avoir entendus moi-même lorsqu’ils pleuraient.
Pardon d’avoir dû prononcer le droit. Pardon pour le fait qu’il était alors trop tard pour la justice.
Pardon pour tout cela. Et pardon aussi au nom de tous ceux qui ne demanderont jamais pardon parce que ce mot ne figure pas dans leur code de loi.
Pardon pour tous ceux qui ne voulaient surtout pas que je demande pardon en leur nom.
Pardon.
(*) (*) Extrait p. 271-273 'La force de la justice. Plaidoyer pour une Justice plus juste' Paru en 2016 en néerlandais chez Uitgeverij EPO (Anvers) et en 2017 en français chez Nowfuture Editions (Liège).
la force de la justice: pardon
14 december 2021
“De telles excuses ne constituent pas un aveu de faiblesse, mais plutôt un signe de courage et aussi d’humilité et de réalisme, de volonté de s’améliorer et d’espoir placé dans l’avenir"
P. Duinslaeger, PG près de la Cour de cassation (belge), Mercuriale 2014